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Nicolas Pécheux : Faut-il avoir peur d’une rentrée masquée ?

Le présent article part d’un constat et d’une préoccupation : qu’on le veuille ou non et pour la première fois, en 2020, nous rentrerons tous masqués. Face à cela, dans une approche clinique de formateur et d’enseignant, les questionnements voire les inquiétudes sont nombreuses. La présence à l’un et à l’autre et le lien professeur-élève ne risquent-ils pas de s’éroder ? Très concrètement et nous avons pu le vivre lors des dernières semaines de cette année scolaire, l’intensité de la voix derrière un masque est de fait diminuée, l’articulation rendue moins possible. On entend donc moins bien l’autre. On l’écoute donc peut-être moins et pour celui-ci, en retour, qu’en est-il ? Peut-être va-t-il moins s’exprimer, encore plus se cacher derrière un masque de plus. On peut penser aussi à toutes les mimiques, à la communication non-verbale qui passent par la face qui sont là-aussi de fait occultées. Sourire pour accueillir ses élèves, pincer les lèvres face à une incompréhension, etc. Autant de microgestes pour reprendre l’expression de Duvillard (2016), rendus opaques par la situation. Quelles voies ou quelles voix peut-on trouver ?

D’abord, on peut penser que le masque est tout autant un moyen de se cacher qu’un accessoire de théâtre et l’on sait bien depuis Pujade- Renaud (1983) que la classe a à voir avec l’art dramaturgique. Ainsi, il y a dans la relation enseignant-élève quelque chose de ce que Fontaine nomme une « présence-absence » (Fontaine, 2010). Le masque impose sans doute la nécessité de laisser une certaine absence exister : l’absence du moyen de communication qu’est le visage, l’absence d’une intensité satisfaisante pour s’écouter mais peut-être dans le même temps nécessité de faire un effort pour que chacun ait sa place malgré tout. En bref, on peut faire de l’accessoire-sanitaire, un objet dont on parle. La santé n’a pas naturellement sa place à l’école. Pour ramener le registre sanitaire au niveau scolaire, il y a nécessité d’expliciter sa place, son utilité et son sens. Le non-dit revient sans cela à un impensé, source de « malentendus sociocognitifs » chers à Rayou et Bautier (2013) qui dogmatisent et sclérosent la pensée.

De là, le masque peut être un objet de parole comparable à l’accessoire théâtral. Dans les bonnes mises en scène, celui-ci n’est jamais innocent parce qu’il est porteur de sens. C’est l’autre axe du triangle pédagogique revisité par Fontaine (2010) qui lie le professeur et le savoir par la « monstration » que le premier exerce sur le second. Autrement dit, dans notre cas, le professeur fait de cet accessoire un objet lié au scolaire lorsqu’il met à jour le rôle qu’il a à jouer dans les apprentissages. En français, par exemple, on peut penser que pour travailler les compétences orales, le masque modifie l’interaction entre les élèves. Que doit développer en plus ou en moins un orateur masqué face à l’autre ? Plus d’intensité, un débit plus lent, une accentuation plus forte, une posture qui permet une meilleure audition de celui-ci. Le masque est ainsi, non un objet d’apprentissage, mais un levier ou un frein dont on discute avec les élèves. Parce que l’occulter serait plus délétère encore. Cela fait et fera partie maintenant de la didactique et des gestes professionnels dont il faut parler pour continuer d’avoir un regard sur chacun.

C’est finalement ce que permet encore le masque : le regard et ce qu’on peut y lire. L’importance de ce microgeste est dorénavant revivifiée. Sous le bandeau, c’est ce qu’il reste et c’est finalement le plus important. Je peux regarder l’autre, le considérer et de là, l’autoriser (le rendre auteur de lui-même) (Robbes, 2016 ou Moll, 2003) par la considération que je lui accorde, par les gestes que j’effectue, par les déplacements à travers la classe. En bref, le masque n’empêche pas de regarder et de considérer chacun, d’aller vers l’élève en laissant cette présence-absence exister entre lui et nous. Au contraire peut-être même et si l’on veut voir le verre à moitié plein, il le permet par la sécurisation supplémentaire qu’il crée chez l’un comme chez l’autre.

Nicolas Pécheux,

Professeur de français au collège Beau Soleil de Chelles (77) et Formateur PAF

Ouvrages cités :

Bautier, É., Rayou, P. (2013). Les inégalités d’apprentissage: Programmes, pratiques et malentendus scolaires. Paris cedex 14, France: Presses Universitaires de France. doi:10.3917/puf.bauti.2013.01.

Duvillard, J. (2016). Ces gestes qui parlent. L’analyse de la pratique enseignante. Paris, France : ESF sciences humaines.

Fontaine,S. (2010), Théâtralité du métier : enseignant acteur, personnage ou metteur en scène. Dans Osons, osez l’oralité ! Comment construire une culture littéraire par l’oralité 113-121, ressources, Nantes.

Pujade-Renaud, C. (1983). Le corps de l’enseignant dans la classe. Paris, France : L’Harmattan.

Moll, J. (2003). Des effets du regard et de la parole. Dans Enfances et Psys, 50-56. DOI : 10.3917/ep.024.0050

Robbes, B. (2016). L'autorité enseignante : Approche clinique. Nîmes, France : Champ social. Consulté le 23/11/2018


Article paru dans le Café pédagogique le 24 juillet 2020

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