Le dire et le dit de l’école.
La profusion des espaces de parole qu’ils soient réels ou virtuels concerne tout le monde et de fait l’école. Cela va, entre pairs, de la salle des professeurs au groupe de discussion créé sur les réseaux sociaux, et avec les élèves, de la discussion au détour d’un couloir jusqu’aux interactions de classe. De quoi sont faites ces paroles qui construisent l’école ? Circonscrivons en quelques lignes, de quoi sont faits ces quelques mots qui, pour continuer l’image, peuvent édifier des murs-porteurs aussi bien que les détruire.
D’abord, la particularité de notre public se situe dans la réalité d’un âge qui s’exprime bien souvent beaucoup plus à travers le corps qu’avec des mots. Roucoules et Pépin (2019) par exemple nous font très bien sentir pour les jeunes auxquels ils ont à faire la difficulté de parler sinon par le corps. Ces « abusés narcissiques » (l’expression est de Puyelo qui préface l’ouvrage précédemment cité) ne parviennent plus à s’autoréguler sinon par un débordement à travers un langage corporel qui transgresse parce qu’incapable de les contenir. Tous nos élèves n’ont pas un comportement difficile semblable aux jeunes dont parlent les auteurs. Cela peut sans doute néanmoins nous évoquer certains d’entre eux qui se frottent au « métier d’élève », s’en approchent, sans jamais bien saisir ce que l’institution attend d’eux. Plus généralement, ils parlent – bavardent – pour pense-t-on ne rien dire. Or, pour reprendre Ducrot (1985), il y a sûrement un dit derrière le dire. En bref, c’est donc une parole qu’on pourrait appeler corporéisée que l’élève nous donne à entendre et à voir.
Du côté du professeur, la maîtrise du langage est sans doute moins un problème avec pour preuve en premier le fait que nous ayons choisi de faire de la parole notre métier. S’il s’agit donc moins de capacité, chez les enseignants, le dire s’organise peut-être autour du « trop » et du « pas assez » (Pujade-Renaud, 1983). Il y a par exemple le devoir de réserve qui nous engage à restreindre une parole qui serait contraire à l’éthique du fonctionnaire mais plus largement à une éthique professionnelle. Ainsi, on peut parfois, et souvent sans le vouloir, atteindre l’estime personnelle d’un élève avec une parole, celle de trop qui répond à une émotion. On peut aussi en manquer. Passer à côté des pleurs, d’un élément qui interpellent chez l’élève d’une part mais plus simplement ne pas avoir les mots adaptés à la situation d’apprentissage.
Dans l’interaction, « professeur-élève », on touche alors à plusieurs dilemmes purement pédagogiques dont un premier, spécifique à notre métier. Dois-je faire taire les élèves pour qu’ils m’écoutent ou doivent-ils parler – participer – pour apprendre au mieux ? La première voie peut entraîner vers le cours magistral, la deuxième vers le « brouhaha » ou le cours dialogué. Dans les deux cas, il est sûrement toujours légitime de se demander si la parole énoncée en classe (celle d’élève ou du professeur) est porteuse ou vectrice d’apprentissage. Les travaux de Bucheton (2019) sur les postures de l’élèves, mais aussi ceux d’entre autres Bautier, Rochex et Rayou (2013) notamment sur les malentendus nous poussent à réaffirmer le soin qu’on doit prendre aux interactions au cœur de la classe. Ainsi, l’élève qui a donné une bonne réponse s’est acquitté de sa tâche mais a-t-il appris quelque chose et surtout, même si c’est le cas, a-t-il conscience d’avoir appris et de la manière dont il l’a appris ?
C’est un enjeu crucial si l’on veut finalement redonner une réelle liberté aux élèves. Espinosa rappelle dans son ouvrage (2003), la propension pour les élèves en difficulté à circuler à l’intérieur d’une instantanéité de leur « métier d’élève » et pour les plus jeunes à s’amoindrir face aux mauvaises réponses données. Pour ceux et celles-ci, dans leur discours, la scolarité semble donc les enfermer en elle-même, comme si l’école était son propre but, visée qu’ils et elles n’arriveront de toute manière selon eux jamais à atteindre. Une nouvelle fois, pour dépasser cela, les interactions au sein de la classe sont capitales. Au-delà de l’apprentissage et y compris dans la relation, c’est au professeur de donner à l’élève « les mots pour le dire ». Pour en revenir à ce que nous disions au début et à des compétences émotionnelles sans nous y enfermer puisqu’on pourrait suivre le même raisonnement pour nombre d’enjeux d’apprentissage : comment dire par exemple que l’on est en colère autrement que par le corps si on n’arrive pas créer un chemin cognitif satisfaisant qui va du ressenti, à l’analyse vers l’expression ? On le sait depuis Damasio (2012) notamment, l’émotion est avant tout corporelle et entre dans une logique tout à fait physiologique et naturelle. Les mots et le langage ne font pas partie à tous les coups de cette machinerie complexe et pourtant humaine qui permet de la vivre, à nous donc, de remettre du dit dans le dire.
Nicolas Pécheux, Professeur de français et formateur PAF.
Ouvrages évoqués :
Bautier, É., Rayou, P. (2013). Les inégalités d’apprentissage: Programmes, pratiques et malentendus scolaires. Paris cedex 14, France : Presses Universitaires de France.
Bucheton, D. (2020). Les gestes professionnels dans la classe. Paris, France : ESF.
Damasio, A. (2012). L’Autre moi-même. Paris, France : Odile Jacob.
Ducrot, O. (1985). Le Dire et dit. Paris, France : Les éditions de Minuit.
Espinosa, G. (2003). L'affectivité à l'école : L'élève dans ses rapports à l'école, au savoir et au maître. Paris cedex 14, France : Presses Universitaires de France.
Pepin, M., Roucoules, A. (2019). Pratiques éducatives: Enfants et adolescents aux comportements difficiles. Toulouse, France : Érès.
Pujade-Renaud, C. (1983). Le corps de l’enseignant dans la classe. Paris, France : L’Harmattan.
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